LE PEROU FACE A UNE GRAVE CRISE POLITIQUE

 ET SOCIALE EN ETAT D'URGENCE

Rien ne va plus au Pérou où la colère ne redescend pas.

Des milliers de Péruviens s'apprêtent à converger vers Lima, lundi 16 janvier, pour réclamer la démission de la présidente Dina Boluarte, malgré l'état d'urgence déclaré samedi dans la capitale péruvienne et trois autres régions. Dimanche soir, des dizaines de manifestants, encadrés par un important dispositif policier, ont défilé pacifiquement du centre-ville jusqu'au quartier touristique de Miraflores, à Lima, aux cris de « Dina ordure, à bas la dictature » ou « Dina, corrompue assassine ! ».

Outre le départ de la cheffe de l'Etat, les manifestants réclament la tenue immédiate d'élections et la dissolution du Parlement. Ils veulent atteindre Lima pour donner davantage de poids à leurs revendications. Dans le reste du pays andin, les blocages, qui ont débuté mi-décembre, se poursuivent. Les heurts entre forces de l'ordre et manifestants ont déjà fait au moins 42 morts.

L'état d'urgence décrété dans plusieurs villes

Le gouvernement a donc décrété samedi 14 janvier l'état d'urgence dans la capitale Lima et plusieurs autres régions pour tenter de mettre fin aux manifestations qui secouent le pays depuis la destitution de l’ancien président Pedro Castillo.

Cette mesure, qui avait déjà été décrétée mi-décembre dans tout le pays, sera en vigueur pour 30 jours. Elle autorise l'armée à intervenir pour maintenir l'ordre et entraîne la suspension de plusieurs droits constitutionnels comme la liberté de circulation et de réunion et l'inviolabilité du domicile, selon un décret publié samedi soir au journal officiel.

Outre la capitale, les départements de Cuzco et Puno (sud) sont notamment soumis à l'état d'urgence, de même que le port de Callao, à côté de Lima.

Dina Boluarte, la « traîtresse »

Les protestations ont éclaté après la destitution et l'arrestation le 7 décembre du président socialiste Pedro Castillo, accusé d'avoir tenté de perpétrer un coup d'État en voulant dissoudre le Parlement qui s'apprêtait à le chasser du pouvoir.

Dina Boluarte, qui était la vice-présidente de Pedro Castillo, lui a succédé conformément à la Constitution et est issue du même parti de gauche que lui. Mais les manifestants, qui voient en elle une « traîtresse », exigent son départ ainsi que des élections immédiates.

Dina Boluarte refuse de démissionner.

« Nous espérons que cette situation changera radicalement et que la voie du dialogue sera rétablie », a déclaré le président du Conseil des ministres péruvien, Alberto Otarola, à la chaîne de télévision Latina. Il a également réaffirmé que Dina Boluarte « ne démissionnera[it] pas ». « Par sens de la responsabilité historique et parce que la démission de Dina Boluarte ouvrirait la porte à l'anarchie. Il serait irresponsable de la part de madame Boluarte de partir au moment où le pays traverse ces problèmes. »

Des élections anticipées en 2024

Mi-décembre, Dina Boluarte a annoncé qu'elle voulait avancer les élections à 2024. « Aucune vie ne mérite d'être sacrifiée pour des intérêts politiques. Je réitère mon appel au dialogue et à la renonciation à la violence, « avait lancé la présidente péruvienne sur Twitter, au lendemain de manifestations meurtrières qui se sont déroulées à Andahuaylas, à 750 km de Lima.

« J'ai décidé de prendre l'initiative d'un accord (...) pour avancer les élections générales à avril 2024 », au lieu de 2026, a-t-elle ajouté, dans un message télévisé à la nation, pour tenter de calmer les manifestants.

Une enquête ouverte contre la présidente

Au Pérou, une enquête pour « génocide, homicide qualifié et blessures graves »  a été ouverte par la procureure générale de l'État, mercredi 11 janvier, contre la présidente Dina Boluarte et plusieurs hauts responsables, après une sanglante répression de manifestations réclamant l’organisation d’élections anticipées.

La procureure de l'Etat, Patricia Benavides, a pris la décision « d'ouvrir une enquête préliminaire contre la présidente, Dina Boluarte, le président du Conseil des ministres, Alberto Otarola, le ministre de l'Intérieur, Victor Rojas, le ministre de la Défense, Jorge Chavez », a annoncé le parquet. Cette enquête concerne des faits de « génocide, homicide qualifié et blessures graves, commis pendant les manifestations des mois de décembre 2022 et janvier 2023 dans les régions d'Apurimac, La Libertad, Punon, Junin, Arequipa et Ayacucho », a-t-il ajouté.

Un énième rebondissement dans la grave crise que traverse le pays andin depuis plusieurs années, qui a atteint son paroxysme depuis la destitution de Pedro Castillo, le 7 décembre dernier. L'ancien président, candidat d'une coalition de gauche élu en 2021, est accusé de rébellion, après avoir tenté de dissoudre le Parlement qui cherchait à le chasser du pouvoir. Il a été maintenu en détention pour une durée de 18 mois par une décision de la Cour suprême péruvienne, le 15 décembre. Poursuivi pour « rébellion » et « conspiration », l'ex-président encourt dix ans de prison, selon le procureur Alcides Diaz.

« Le conflit risque de s’enliser », selon une spécialiste

« Je redoute qu’un point de non-retour ait été atteint, s’inquiète Camille Boutron, chercheuse à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) et spécialiste du Pérou. L’ouverture de l’enquête de la procureure générale pour homicide témoigne certes d’une forme d’indépendance de la justice, mais le conflit risque de s’enliser, surtout après un tel déploiement de violence. Cela va être très compliqué de calmer le jeu. »

En effet la situation est explosive au Pérou, où les manifestants réclament à la fois la destitution de la présidente, pourtant issue du même parti politique d’obédience marxiste que son prédécesseur, l’organisation d’élections anticipées et la rédaction d’une nouvelle Constitution.

Des demandes difficiles à satisfaire pour la présidente Dina Boluarte, confrontée à un Parlement refusant de se dissoudre, à un climat de tension compliquant l'organisation d’une nouvelle élection, et au marasme politique et institutionnel dans lequel le Pérou est embourbé depuis des années.

Un pays ingouvernable avec cinq chefs d'État en six ans

Depuis 32 ans, en effet, tous les présidents péruviens, à l’exception de deux d’entre eux, ont été emprisonnés ou mis en examen pour corruption. Le pays a connu pas moins de cinq chefs d’État différents durant les six dernières années, et les dirigeants qui se sont succédé entre 2001 et 2018 ont tous été corrompus par l’entreprise brésilienne de BTP Odebrecht. On est dans un cycle d’instabilité politique et institutionnelle extrêmement grave.

L’ancien président Pedro Castillo s’est révélé , quant à lui, incapable de gouverner durant son année et demie de mandat. Plus de 80 ministres se sont succédé sous son gouvernement, confronté au blocage systématique d’un Parlement dominé par une opposition de droite incarnée par la fille de l’ancien président Fujimori (1990-2000), condamné pour crimes contre l’humanité.

Un « jeu de massacre » entre élites, qui dure depuis des années et empêche la mise en place de réformes structurelles pourtant urgentes.

Une société en proie à des divisions profondes

La société péruvienne est en effet en proie à de fortes inégalités sociales et raciales et à des divisions profondes héritées de l’époque coloniale et de la guerre civile (1980-2000), accentuées par la violence de l’épidémie de Covid-19

De quoi expliquer l’exaspération de la population, confrontée à la décadence de sa classe politique. Un sentiment aggravé par l’absence de partis politiques, d’organisations de la société civile ou de structures syndicales à même de faire exister un dialogue entre la population et ses dirigeants.« Il n’existe aucune possibilité d’intermédiation entre les attentes de la population et ses gouvernants », déplore Jean-Jacques Kourliandsky , directeur de l'Observatoire de l'Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès.

« Les électeurs n’ont plus que la rue pour s’exprimer. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer. »

« Le Pérou est complètement ingouvernable depuis des années », analyse Jean-Jacques Kourliandsky et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).




Samantha Moore pour DayNewsWorld