LES ACTIONS COUP DE POING DES MILITANTS ECOLOGISTES DANS LES MUSEES SONT-ELLES PRODUCTIVES ?

Des actions coup de poing. Alors que l'association Just Stop Oil multiplie les opérations contre les œuvres d'art en Europe , en France, l'association Dernière rénovation a décidé de faire parler d'elle également, en bloquant tout d'abord une autoroute puis en interrompant un opéra à Paris ce vendredi 28 octobre. Le but de l'action de « désobéissance civile » sur l'autoroute, qui a duré environ une demi-heure, est de « contraindre le gouvernement à adopter un plan ambitieux de rénovation thermique des bâtiments d'ici 2040, premier pas vers une réduction significative des émissions carbone de la France », selon un communiqué de l'association

Quelques jours avant , ce sont, vêtus de dossards orange qui contrastent avec le décorum qu’appelle une visite au Musée Barberini de Potsdam, deux militants prennent leur élan avant de déverser de grands jets de purée jaunâtre sur un tableau de la série des Meules du peintre impressionniste Claude Monet, représentation de structures coniques de blé qui dominaient le paysage de la campagne normande de 1890.

« Nous sommes en pleine catastrophe climatique », récite l’une des militantes après s’être collé la main au mur, accroupie devant le chef-d'œuvre du peintre français estimé à plus de 110 millions de dollars. « Et tout ce qui vous effraie, c’est de la soupe à la tomate ou des patates pilées sur une peinture », lance-t-elle.

Les deux auteurs du coup, affiliés au mouvement de désobéissance civile pro-climat Letzte Generation, font écho à la question posée par les activistes de Just Stop Oil une dizaine de jours plus tôt. « L’art vaut-il plus que la vie ? Que la nourriture ? Que la justice ? »

Le 14 octobre, deux jeunes membres de l’organisation britannique opposée au financement des énergies fossiles ont soulevé l'ire du public en aspergeant Les tournesols de Van Gogh d’une boîte de conserve de soupe Heinz avant de se coller au mur.

Multiplication des actions de désobéissance civile

Après les « Tournesols » de Van Gogh, une toile de Monet ou encore une concession Aston Martin, des militants du collectif écologiste Just Stop Oil s’en sont pris ce jeudi au tableau « La Jeune Fille à la perle » de Johannes Vermeer exposée à La Haye, au musée Mauritshuis.. Ils se sont collés à la glue sur la vitre protégeant la toile avant d’être interpellés par les forces de l’ordre. Deux personnes se sont rapprochées du tableau et une troisième a jeté dessus une substance inconnue, mais l’œuvre, protégée sous verre, n’a pas été endommagée, a précisé le Mauritshuis dans un communiqué.

Si cette action a fait le tour du monde, elle s’inscrit dans une série de coups d’éclat organisés par des militants écologistes qui ont investi les musées ces derniers mois, du Kelvingrove Art Gallery and Museum de Glasgow à la National Gallery of Victoria de Melbourne, en passant par le Museo del Novecento de Milan.

Pour chacune de ces actions militantes, le même modus operandi : une main collée sous la toile, sur le cadre ou directement sur l'œuvre. La tactique du lock-on, à laquelle les militants ont recours pour ne pas pouvoir quitter le lieu de protestation sur demande, est revisitée; la super glue remplace les chaînes cadenassées.La nourriture a quant à elle fait partie de l’arsenal des activistes lors des plus récents coups d'éclat médiatisés.

Qu’il s’agisse de soupe ou de purée, l’écho médiatique que rencontrent ces incidents remplit leur mission de médiatisation de la cause écologiste. Elles comportent en outre, par leur effet scandaleux, leur propre autojustification, en démontrant que l’atteinte à l’art nous scandaliserait désormais plus que celle au vivant…

« Art ou activisme ? »

Ainsi s'interroge l'universitaire Isabelle Barbéris dans un article publié dans TheConversation avant d'y répondre dans l'analyse qui suit.

Les militants écologistes, même si leur action utilise un répertoire artistique, ne revendiquent cependant que la dimension politique de leur mise en scène vide de toute tentative d’esthétisation.

L’action des militants s’inscrit aussi dans cette histoire artistique de la performance et des interventions d’artistes comme le Grand Verre de Duchamp, l’action painting, la soupe Campbell de Warhol, « les décollages » de l’artiste Fluxus Volf Vostell, et même la banane collée sur un mur de Maurizio Cattelan…

Quant à l’artification du geste de vandalisme, c’est aussi une vieille histoire qui remonte aux avant-gardes historiques : empreint d’ironie nihiliste, les tracts et manifestes dadaïstes sont truffés d’appels (métaphoriques) à la casse, tandis que Tristan Tzara comparait l’art à « un poète aux côtes cassées comme Picabia qui casse tous les os et les roses de verre ». Ce même Francis Picabia qui proclamait dans son Manifeste cannibale (1920) : « Ce que vous ne pourrez casser vous cassera, sera votre maître. »

Des topos récurrents

La lutte entre l’art et la vie, la dramatisation de la tension entre l’objet et le geste sont donc des topos récurrents de l’art contemporain

L’histoire de l’activisme dans les musées est tout aussi fournie : on peut songer à Bed Piece (1972) de Chris Burden, mais surtout aux actions contestatrices du groupe Fluxus.

Enfin, il y eut Joseph Beuys qui ouvrit la voie aux performances véritablement activistes, autrement dit animées par une cause. Beuys est l’inventeur de l’agit-prop artistique et écologiste comme en témoignent plusieurs actions : Bog action (1971), une des premières performances d’activisme écologiste pour contester contre l’assèchement d’une mer intérieure aux Pays-Bas ; I like America and America like me (la performance avec le coyote) ; 7000 Chênes présenté à la Documenta de Kassel en 1982 – pour ne citer que quelques exemples.''

L'art « comme rampe de lancement »

« L'art est vraiment utilisé comme une rampe de lancement, un outil pour gagner en visibilité. Et force est de constater que, de ce point de vue, ça fonctionne très bien. »

— Une citation de Charles de Lacombe, membre du conseil des Amis de la Terre France et militant d’Alternatiba

S’il est « déstabilisant » de voir des militants s’en prendre à des chefs-d'œuvre, le choix n’en est pas moins réfléchi. Van Gogh, Monet, Botticelli et Picasso ne sont pas responsables des changements climatiques, et les activistes écologistes le savent très bien, souligne M. Lacombe dans un papier cosigné avec Nicolas Haeringer, directeur des campagnes de l’ONG 350.org.

En troublant le public, les militants tentent d’attirer l’attention sur son indifférence face à l’inaction des dirigeants pour limiter le réchauffement climatique, au moment où tous les voyants sont au rouge. « À situation anormale, actions anormales », résument-ils, reprenant sensiblement le même discours que Phoebe Plummer de Just Stop Oil, auteure du lancer de la soupe, qui a reconnu d’emblée l’absurdité du geste.

Provoquer pour rallier ? Plutôt un échec

« Ce sont des actions qui sont très clivantes », reconnaît Charles de Lacombe, qui a lui-même participé en 2019 à une campagne pro-climat visant à décrocher des portraits du président Emmanuel Macron dans les mairies de l’Hexagone afin de dénoncer l'inaction de l'État.

Charles de Lacombe estime qu'il est trop tôt pour statuer de la réussite – ou non – de ces coups d'éclat. Ce succès et cet échec dépendront, selon lui, de la façon dont les médias et les activistes commenteront ces actions, contribuant ainsi à façonner l'opinion publique.

Le spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement, François Gemenne, professeur à Sciences Po Paris et membre du GIEC, fait partie de ceux qui s'inquiètent des conséquences de ces actions, qui « aliènent », à son avis, « une bonne partie du public à la cause du climat ».

« La maison brûle. Tout le monde le réalise bien, et le climat lui-même se charge de le rappeler. Il me semble que ça ne sert plus à grand-chose de crier au feu – fût-ce avec de la soupe ou de la purée – et qu’il faut maintenant chercher à éteindre l’incendie », a-t-il dit mardi sur Twitter.

« Par ailleurs, le dualisme idéologique qui sert de cadre à l’intervention dessert la visée ultime de l’art performance, souvent qualifié d’« environnemental » par les artistes eux-mêmes: outre qu’opposer nature et culture relève d’un antihumanisme potentiellement dangereux...

Prétendre que la culture serait plus protégée que la nature est, dans le meilleur des cas, d’une naïveté et d’une ignorance déconcertantes.", conclut Isabelle Barbéris.




Joanne Courbet pour DayNewsWorld