There are no translations available.

QUEL BILAN

DIX ANS APRES LES PRINTEMPS ARABES ?

Il y a dix ans, le monde arabe allait vivre une série de révoltes populaires improbables, un puissant souffle de liberté qui dura des mois, avant des lendemains qui déchantent. Popularisés et référencés dans les livres d'histoire sous le nom de « Printemps arabes », les soulèvements de la fin d'année 2010 ont conduit à des résultats disparates, souvent décevants.

De la Tunisie au Yémen en passant par l'Égypte, la Libye ou la Syrie, les manifestations populaires, massives, ont été suivies au mieux de réformes précaires, au pire d'un retour à un ordre autoritaire, voire à d'interminables conflits armés.

Malgré ces revers, la flamme de ce mouvement pro-démocratie ne s'est pas éteinte, comme en témoigne la deuxième série de soulèvements huit ans plus tard au Soudan, en Algérie, en Irak, au Liban.

L'acte désespéré de Mohamed Bouazizi

Le 17 décembre 2010, le suicide d'un petit vendeur ambulant de Tunis déclenchait le Printemps arabe, une vague de révolte inattendue et sans précédent en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Tout commence le 17 décembre 2010, lorsqu'un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, excédé par le harcèlement policier, s'immole par le feu devant le gouvernorat de la petite ville défavorisée de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie.

Le geste de ce jeune diplômé n'est pas une première, mais son acte désespéré libère une rage jamais vue en Tunisie. Son sort tragique se répand sur les réseaux sociaux naissants. Mohamed Bouazizi décède de ses blessures le 4 janvier 2011, alors que la contestation contre le régime du président tunisien Zine el Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis vingt-trois ans, s'est étendue comme une traînée de poudre.

Dix jours plus tard, Ben Ali devient le premier despote arabe contraint de fuir sous la pression de la rue. Exilé en Arabie saoudite, il y mourra dans l'indifférence en 2019. Dans les semaines suivant sa chute, des manifestations pro-démocratie éclatent en Égypte, en Libye, au Yémen...

À partir du 25 janvier, la rage exprimée dans les rues du Caire, la plus grande ville arabe, donne au phénomène le nom de « Printemps arabe ». Le monde regarde, interloqué, tandis que des centaines de milliers de personnes défilent pour exiger le départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981.

L'espoir et l'euphorie renvoyés par ces images relayées en boucle sur les chaînes d'informations chassent un temps le fatalisme de la vie politique du Moyen-Orient.

« Dégage! »

D'inspiration tunisienne, une interjection – « Dégage! » (« irhal »!) – et un slogan – « Le peuple veut la chute du régime » (« Al-chaab yourid iskat al-nidham ») – déferlent un peu partout, renforçant le sentiment d'une destinée régionale commune.

Poussées par une soudaine colère devant le chômage, la corruption, la kleptocratie, le coût de la vie, puis, s'enhardissant, l'absence de libertés personnelles et civiles, des foules immenses ont attaqué, et parfois emporté aux cris de « Dégage » et « le peuple veut la chute du régime », des pouvoirs « militaro-mafiosés ».

Ces paroles résument le puissant désir de changement et de liberté parmi des dizaines de millions d'Arabes. C'est le cri d'une génération qui ignorait jusque-là ses propres capacités. Érigé en incantation à force d'être répété, il libère un temps les peuples de leurs peurs.Un nouveau paradigme émerge au Moyen-Orient, basé sur une prise de conscience collective que les tyrans ne sont pas invincibles et que les changements peuvent venir de l'intérieur, et pas seulement du jeu géopolitique mondial.

Ce « printemps arabe », en allusion, notamment, au « printemps des peuples » européens de 1848, a obtenu en deux mois, pacifiquement et avec l'appui in extremis de l'armée, la chute des présidents Ben Ali, en Tunisie, et Hosni Moubarak , en Egypte . Puis une insurrection a suscité la répression sanglante du régime de Mouammar Kadhafi, suscitant l'intervention des armées britannique et française et l'élimination du recordman de longévité des tyrans du globe.Par effet domino, la révolte s'est propagée au Yémen, où le président Ali Abdallah Saleh est tombé fin 2011, et en Syrie.

La contestation a toutefois à peine effleuré les autres pays arabes, l'Algérie, « vaccinée » par le souvenir de la guerre civile, le Maroc ou la Jordanie, qui ont su accorder à temps des concessions politiques mineures, la Mauritanie, le Soudan, qui ont réprimé les manifestations. L'Arabie saoudite a « acheté » la contestation avec l'argent du pétrole et sauvé, manu militari, le régime de Bahreïn.

« Hiver arabe »

Mais le « Printemps » tant attendu fera long feu. Le retour de flamme a été redoutable dans les cinq pays où le « printemps » a clairement visé le renversement du régime, sans doute en raison du manque de tradition démocratique ou d' Etat de droit de la région. Sans oublier le poids des baronnies ethniques et du religieux.

Cette expression a en tout cas vite donné lieu à une expression inverse, mise en avant dans l'ouvrage de l'Américain Noah Feldman :  « Arab Winter » (« L'hiver arabe »). À l'exception de la Tunisie, le vide créé par la chute de régimes vilipendés n'a pas été comblé par les réformes démocratiques réclamées par la rue. Pire, il a parfois donné lieu à des conflits armés.

Ces printemps arabes ont abouti à une seule transition démocratique, en Tunisie ; une révolution sans transition en Libye ; un putschiste contre-révolutionnaire en Égypte ; une transition avortée au Yémen ; et une guerre civile de liquidation en Syrie.

En Égypte, l'élection en 2012 de Mohamed Morsi, un islamiste dont le programme se heurte à l'opposition farouche d'une partie des contestataires, ouvre la voie à son renversement, l'année suivante, par l'armée. Et à une répression sanglante.Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi rétablit un régime au moins aussi autoritaire que celui de Moubarak, s'érigeant en rempart contre l'islamisme sous l'œil bienveillant d'un Occident déboussolé et dépassé.

En Libye, les révolutionnaires se sont divisés en une myriade de groupes dans un pays plus que jamais fragmenté et sujet aux ingérences étrangères. Le Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule arabique, s'est engouffré dans un conflit civil aux ramifications régionales.

Mais la tombe du Printemps arabe restera la Syrie, où les manifestations pro-démocratie ont mué en un impitoyable conflit avec plus de 380 000 morts et des millions de déplacés. Ici, la tournure des événements et l'inaction internationale ouvrent les portes d'un autre enfer : la répression sans fin, la haine confessionnelle qui se répand, un terreau où les jihadistes de Syrie et d'ailleurs prospèrent. L'expansion des jihadistes atteint son point d'orgue avec la proclamation en 2014 par le groupe État islamique (EI) d'un « califat » à cheval entre la Syrie et l'Irak, presque aussi vaste que la Grande-Bretagne.

Implication des Occidentaux et antiterrorisme

Sont impliqués désormais à divers titres dans le conflit libyen les Occidentaux, l'Egypte, les Emirats arabes unis, la Turquie et la Russie, tandis qu'en Syrie sont intervenues militairement, plus ou moins franchement, absolument toutes les puissances régionales et les grandes puissances mondiales, sauf la Chine. Ces guerres civiles ont aussi favorisé des flux de réfugiés vers l'Europe à l'origine d'une crise migratoire depuis 2015.

De plus la violence extrême des exactions, propagées sur les réseaux sociaux, la capacité de l'EI à attirer des milliers de combattants d'Europe et d'ailleurs et les vagues d'attentats dans le monde entier ont fini d'éteindre en Occident le regard enthousiaste des débuts.

L'attention du monde se focalise sur la lutte antiterroriste plutôt que sur la fin de régimes autocratiques qui ne tardent pas opportunément à se présenter, de nouveau, comme le dernier rempart contre l'islamisme radical.

La Tunisie, « exception du phénomène régional qu'elle a engendré »

À ce titre, la « Révolution du jasmin » en Tunisie, bien que tourmentée, reste l'histoire à succès. L'effusion de sang et les profondes divisions y ont été contenues, le mouvement d'inspiration islamiste Ennahdha, principale force politique du pays, a privilégié le consensus pour mener la transition. « Contrastant avec l'échec en Égypte et le désastre en Syrie, la Tunisie apparaît comme l'exception du phénomène régional qu'elle a engendré », écrit Noah Feldman dans L'hiver arabe.

Mais, là aussi, l'histoire reste inachevée et pour les 11 millions de Tunisiens, les dividendes de la révolte ne sont pas au rendez-vous. Ben Ali est parti, le pays est resté debout, mais la situation économique, un des principaux catalyseurs de la révolte, reste médiocre

Deuxième vague de manifestations en 2018 et la belle surprise du Soudan

Depuis 2018, une deuxième vague de manifestations contre les pouvoirs en place au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban a ravivé les espoirs et semblé prouver la pérennité de l'esprit de 2011 au sein de la jeunesse arabe.

Certes, il a fallu presque dix ans d'infusion après le Printemps arabe, durant lequel des tentatives de contestation avaient été vite réprimées, pour que le Soudan ne renverse à son tour son dictateur, Omar el-Bechir, à la tête d'un régime islamiste depuis trente ans. Mais le résultat, après six mois de désobéissance civile ponctuée par un coup d'Etat semble, pour l'instant, à la hauteur de l'attente. Le gouvernement issu des événements du printemps 2019 mi-civil mi-militaire, assure une transition convaincante sur le plan politique, malgré quelques déceptions et manifestations. Washington a retiré, lundi, le pays de la liste de ceux soutenant le terrorisme.

Des pays, non touchés en 2011, sont loin d’avoir épuisé leurs dynamiques révolutionnaires.

La jeunesse est en effet une génération qui a vécu une expérience humaine unique, qui a appris que libertés individuelle et collective étaient étroitement liées, et revendique une souveraineté populaire.

Elle ne se laissera plus jamais faire, et même dans les pays où l’on a l’impression que plus rien ne se passe, ça bouillonne sous la chape de plomb.




Joanne Courbet pour DayNewsWorld