LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE RUSSE 

PASSE SOUS SILENCE LA GUERRE EN UKRAINE

Le 26 février 2024 marquait le coup d'envoi du premier débat officiel de la campagne présidentielle russe, diffusé sur les ondes de la télévision d’État. Une date cruciale, alors que le président sortant Vladimir Poutine, candidat à sa réélection, avait annoncé, fidèle à ses habitudes lors des précédents scrutins, qu'il se tiendrait en marge des débats.

Cette campagne électorale de 2024 se déploie dans un contexte sans précédent : la Russie est plongée depuis deux ans dans une guerre de haute intensité contre l’Ukraine ; l'économie russe souffre sous le poids de lourdes sanctions imposées par les nations occidentales ; plusieurs centaines de milliers de citoyens russes ont fui le pays ; et le front a englouti la vie d'au moins 75 000 soldats russes.

Face à de telles circonstances, il aurait été naturel de s'attendre à ce que le thème de la guerre domine les échanges de la campagne électorale. Si l'un des débats a effectivement été consacré à cette "opération militaire spéciale", permettant aux trois candidats d'exposer leur vision quant à cette crise, avec d'un côté un attachement à une victoire totale pour les candidats communiste (Nikolaï Kharitonov) et nationaliste (Léonid Sloutski), et de l'autre une volonté de lancer des négociations pour le candidat se présentant comme libéral (Vladislav Davankov), les contours et les conditions de ces négociations sont restés flous.

Les débats ont pris une tangente inattendue, se focalisant sur une palette de sujets divers : l'éducation, la culture, l'économie, l'agriculture, la démographie, le logement... Les candidats eux-mêmes n'étaient pas toujours présents en personne, se faisant représenter par des membres de leur parti politique.

Les mères de soldats et la critique de la guerre

De l'autre côté du prisme médiatique, la guerre revêt une toute autre réalité. Au sein de la chaîne Telegram "Le Chemin du Retour", regroupant les membres des familles des combattants mobilisés et comptant plus de 70 000 abonnés, le deuxième anniversaire de la guerre n'est point une occasion d'auto-félicitations, mais plutôt une journée de commémoration.

"Deux ans déjà que cette opération militaire spéciale déchire impitoyablement nos cœurs. Elle détruit nos familles, engendre des veuves, des orphelins, et laisse nos aînés dans l'isolement", peut-on lire dans les lignes poignantes.

"Il y a deux ans, toute la Russie sombrait dans le chaos et l'horreur. Plus aucun espoir d'un futur serein. [...] Nous avons tous été plongés en enfer. Nos familles ont été les premières à être écrasées par la machine étatique, et vos propres familles et amis risquent de subir le même sort après notre anéantissement."

C'est entre septembre et octobre 2022, lors du déclenchement de la mobilisation militaire ayant contraint l'État russe à enrôler de force et à envoyer sur le front ukrainien près de 300 000 civils, souvent peu préparés au combat, que les premiers collectifs de familles de soldats ont vu le jour. Se rassemblant devant les administrations locales et partageant des vidéos en ligne, ces femmes n'étaient pas opposées au principe de la mobilisation, mais critiquaient vivement sa mise en œuvre chaotique.

Les autorités centrales avaient alors enjoint aux autorités locales de prendre en compte les demandes de ces familles et de s'efforcer de résoudre les problèmes qu'elles soulevaient. Après plusieurs mois de silence, le mouvement a retrouvé de la vigueur à l'approche du premier anniversaire de la mobilisation, à la fin de l'été 2023.

Cet anniversaire inaugural ne constituait pas uniquement un moment symbolique : il était également porteur d'une attente de démobilisation.
Initialement loyale et en faveur d'une nouvelle vague de mobilisation pour remplacer la première, la chaîne Telegram "Le Chemin du Retour" a graduellement évolué vers une radicalisation face au refus des autorités d'écouter les appels à la démobilisation.

À l'approche de la campagne présidentielle, les activistes des groupes de femmes ont tenté d'entrer en contact avec les candidats pour leur faire part de leurs revendications. Seul Boris Nadejdine, opposé à la guerre, leur avait réservé un accueil favorable, mais a rapidement été empêché de se présenter. Lors du débat télévisé sur l'"opération militaire spéciale", le candidat Davankov avait mentionné le souhait des familles de voir la fin de la guerre, sans toutefois aller plus loin. Quant à Vladimir Poutine, il n'a pas abordé le sujet lors de son discours annuel à la nation : la démobilisation des combattants ne figurait pas vraiment à l'ordre du jour de cette campagne.

Cette mobilisation des femmes de mobilisés rappelle inévitablement les mouvements des mères de soldats, nés à la fin de la guerre en Afghanistan : elles ont été des opposantes actives et influentes aux deux guerres menées par l'État russe en Tchétchénie, en 1994-1996 puis en 1999-2004. En dehors des périodes de conflit, elles ont également sauvé des milliers de conscrits des mauvais traitements, violences et dangers mortels au sein de l'armée russe.

Les Mères de soldats ont été l'un des mouvements sociaux les plus puissants en Russie dans les années 1990 et 2000.

Les épouses de mobilisés reprennent-elles leur flambeau, et peuvent-elles influencer la perception de la guerre dans la société russe ?

L
'impossible dénonciation publique de la guerre 

Si les premières années suivant la chute de l'Union soviétique ont été marquées par l'émergence des mouvements des Mères de soldats, une période de chaos et de pauvreté, elles se sont également distinguées par un pluralisme politique et une véritable liberté d'expression. Les activistes ne craignaient pas de représailles en exprimant leur opposition, et leurs revendications étaient largement diffusées par les médias et soutenues par des acteurs politiques
Cependant, peu de ces éléments caractéristiques se retrouvent dans la Russie de 2024. Bien que les mouvements des mères de soldats existent toujours, leurs leaders ne peuvent plus critiquer ouvertement la guerre. Toute forme de critique est sévèrement réprimandé. L'espace médiatique étant strictement contrôlé, les activistes peinent à se faire entendre en dehors des réseaux sociaux.
La marge de manœuvre dans les discussions avec les autorités militaires est également très limitée, car l'action de l'armée est elle-même restreinte par le contexte répressif et les exigences voraces d'une guerre coûteuse en ressources.

En outre, les promesses de soutien financier aux combattants et à leurs familles entravent paradoxalement le mouvement des femmes des mobilisé.

L'attention du pouvoir

Le dilemme s'avère tout aussi épineux pour le pouvoir russe, qui hésite à adopter une répression ouverte à l'encontre des femmes des mobilisés. Les combattants sur le front représentent non seulement l'un des piliers du récit héroïque de la guerre, mais également un groupe sensible et potentiellement dangereux.
Tout comme le Kremlin a jusqu'à présent évité d'envoyer au combat des conscrits âgés de 18 ans pour éviter de provoquer la colère des mères de soldats, il ménage actuellement les femmes des mobilisés.

Il est impératif que le récit de la guerre demeure inchangé durant la campagne présidentielle.




Jaimie Potts pour DayNewsWorld